— VOILA, vous savez qui je suis, vous savez où vous êtes, vous savez qui a essayé de vous enlever, vous savez pourquoi, moi je ne le sais pas et je vous demande de me le dire…

Elle ne le savait pas. Elle ne savait rien. Elle secouait la tête, encore à moitié sous l’influence de la drogue et surtout de la succession ahurissante des événements incompréhensibles. Mais une angoisse grandissait en elle comme un poignard qui devient une épée : Roland ! Qu’était-il arrivé à Roland ?

Trois quarts d’heure plus tard, de l’intérieur de la voiture noire elle regardait flamber le feu d’enfer du pavillon L, et les pompiers, les policiers, les curieux, s’agiter en silhouettes obscures sur le fond mouvant de la lumière.

Elle regardait le feu, et Frend la regardait. Il lui avait dit, en lui montrant les flammes : « Il est là… », dans l’espoir que la douleur, la haine, le désir de vengeance lui arracheraient enfin la vérité. Il la regardait, elle sanglotait à grands hoquets espacés, comme un enfant, et ses larmes qui reflétaient l’incendie coulaient sur son visage en gouttes de feu.

Il demanda à voix basse :

— Pourquoi ?… Elle secoua lentement la tête, en signe négatif. Elle ne savait pas, elle ne savait rien. Il en fut cette fois convaincu. Elle n’en demeurait pas moins en danger. Il lui offrit de la ramener à l’ambassade, où elle serait en sécurité. Elle fit de nouveau « non » de la tête. Sa sécurité n’avait aucune importance. L’épée et le poignard lui déchiraient la poitrine à chaque respiration, le monde n’était plus que feu et ténèbres, douleur et mort. Elle ferma les yeux et ne bougea plus. Elle respirait à peine. Elle s’enfonçait lentement dans le néant.

Il fit marche arrière avec délicatesse pour dégager la voiture et reconduisit Jeanne rue de Varennes, où le professeur Corbet avait son hôtel particulier ouvert sur de merveilleux jardins. Frend l’accompagna, la guida comme une aveugle, jusqu’aux mains de son mari.

— Elle vous dira qui je suis et ce qui lui est arrivé… Elle a été victime d’une tentative d’enlèvement. Elle est à demi droguée et fortement choquée. Je crois qu’il serait bon qu’elle dorme. Demain sans doute elle vous parlera… Veillez sur elle, et ne laissez rien de dangereux à sa portée…

Il se tut quelques secondes, puis ajouta, pour que son avertissement fût pris au sérieux :

— Fournier est mort…

Paul Corbet ne s’étonna pas qu’un étranger semblât au courant des relations de Roland Fournier avec sa femme. Il ne pensa qu’à ce que devait éprouver celle-ci : plus que du chagrin, plus que de la douleur, le manque brutal et absolu de tout, comme un astronaute dont le vaisseau s’est désintégré dans le vide total de l’espace.

Il la coucha, lui fit lui-même une piqûre sédative, et convoqua une infirmière qu’il installa auprès d’elle. Le petit Nicolas était déjà couché. Ainsi lui fut épargné le choc d’une rencontre avec un fantôme blême qui avait le visage de sa mère.

Frend passa une partie de la nuit à recevoir les rapports de ses agents et à rédiger le sien, qu’il expédia aussitôt. Il rentra chez lui pour embrasser ses enfants avant leur départ pour leurs différentes écoles et prendre un petit déjeuner parisien, café au lait et croissants chauds, ces sublimes et horribles croissants à la margarine qu’il mangeait avec volupté et qui lui allumaient dans l’estomac un feu semblable à celui du pavillon L.

Suzan, sa femme, n’était pas plus grande que lui, mais toute ronde, et ronde d’humeur, charmante, avec mille courtes frisettes rondes autour de la tête. Ses cheveux étaient d’un blond artificiel exquis, mais on avait tendance à les voir roses, comme elle tout entière. Samuel Frend l’aimait beaucoup, et lui était infiniment reconnaissant de mettre si peu de complications dans sa vie professionnellement bien assez compliquée. Colin, leur fils aîné, avant de partir pour la Fac des Sciences, les embrassa tous les deux sur le sommet du crâne. À dix-neuf ans, il mesurait un mètre quatre-vingt-douze, mais ne pesait que soixante-neuf kilos. Il marchait un peu penché en avant. Il était blond et faisait penser à un épi sous le vent. Son père et sa mère se demandaient chaque jour comment ils avaient pu construire un enfant si grand. Lui accusait Suzan de l’avoir trompé avec la Tour Eiffel. Elle rougissait chaque fois, et lui rappelait que Paul avait été conçu à New York ! Alors, répondait-il, c’est avec le gratte-ciel Rockefeller… Elle le frappait de ses petits poings ronds et le priait de cesser ses plaisanteries françaises. À son avis, c’était tout simplement les vitamines.

Le meilleur moyen de communiquer avec quelqu’un dont le téléphone est écouté et le courrier surveillé est tout simplement le bon vieux pneumatique. Un peu après quinze heures, Paul Corbet, qui avait annulé ses rendez-vous et son cours de la journée, reçut un pneu adressé à sa femme. Elle dormait encore, après une deuxième piqûre. Il décacheta le pli. C’était un message de Samuel Frend. Il le donna à lire à Jeanne dès qu’elle se réveilla. En un instant elle retrouva le goût et la joie de vivre. Le message disait :

« Roland Fournier n’est pas mort. Je peux vous en donner la preuve. L’incendie n’était qu’un camouflage. Je ne sais pas où est Fournier, mais si vous voulez m’aider, à nous deux nous le trouverons… »

Il lui révélait que l’hôtel de la rue de Varenne était truffé de micros et les trois lignes de téléphone écoutées jour et nuit. Il lui conseillait de ne parler de choses importantes ou confidentielles avec son mari qu’en voiture ou dans le jardin. Il lui donnait rendez-vous le lendemain à quinze heures. Il la ferait prendre par une voiture.

Il pleuvait à verse. Jeanne et son mari se couvrirent d’imperméables et, sous un grand parapluie, se promenèrent pendant près d’une heure dans les allées détrempées du jardin d’automne. Les feuilles mouillées, rousses, dorées, tombaient des arbres et se collaient au grand parapluie noir. Paul Corbet écoutait le récit incroyable que lui faisait sa femme, posait de temps en temps une question pour obtenir des précisions, respirait l’odeur de la terre mouillée, de l’air humide, des écorces trempées. Lorsqu’il se rappelait ce moment, dans les années qui suivirent, les odeurs et les bruits de la pluie lui revenaient si présents qu’il en avait l’impression d’être mouillé.

Il s’étonnait que la police ne fût pas encore venue interroger sa femme. Sur l’incendie de Villejuif il n’avait lu dans Le Figaro que quelques lignes qui n’en laissaient pas soupçonner l’importance.

Il avait décidé, dès la première minute, d’aider Jeanne. Dès qu’ils furent rentrés dans la maison, sans se préoccuper des écoutes téléphoniques, il appela le commissariat principal du 6ème arrondissement, se fit connaître, déclara que sa femme avait été la veille l’objet d’une tentative d’enlèvement, et demanda où en était l’enquête.

Il y eut un silence, des chuchotis, des passages de lignes, puis une voix courtoise l’informa qu’il n’y avait pas d’enquête, parce qu’il n’y avait pas eu tentative d’enlèvement… Les faux infirmiers étaient en réalité de vrais infirmiers, qui venaient chercher une malade agitée, et qui s’étaient tout simplement trompés d’adresse…

Paul Corbet raccrocha. Puis il releva la tête vers le plafond, regarda les quatre murs de son bureau et dit à très haute voix :

— Merde ! À tous ceux qui écoutent, merde !… J’ai l’intention de tirer cette histoire au clair ! N’espérez pas m’arrêter par la peur du scandale !…

C’était un homme solide, qui paraissait dix ans de moins que son âge. Haut, large, les cheveux gris coupés très courts, l’air d’un ancien rugbyman bien qu’il n’ait jamais fait de sport, faute de temps. Engagé volontaire en 1915, à l’âge de dix-sept ans, dans l’infanterie, il avait été blessé trois fois. Sa troisième blessure lui fut infligée par un éclat d’obus qui se ficha dans l’os temporal gauche et dont l’extrémité aiguë faisait saillie à l’intérieur du crâne. Le chirurgien exténué qui l’opéra sur la paille d’une grange, sans anesthésie, en pleine bataille de la Somme, après vingt autres dans l’après-midi, arracha l’éclat d’obus comme une dent, emportant en même temps un morceau d’os et peut-être quelques traces de matière cervicale. Paul Corbet y avait gagné des crises d’emportement, et des moments de génie. Quand il combinait les deux, rien ne lui résistait. C’est ainsi que, sans appui, sans protection, il était devenu un des professeurs les plus écoutés, un des praticiens les plus riches, et un des cinq plus grands cardiologues du monde. Sous ses courts cheveux, près de l’oreille gauche, une cicatrice rose en forme de triangle s’enfonçait à la pression du doigt comme la fontanelle d’un nouveau-né.

 

Cette histoire était folle. Il ne l’éclaircirait pas avec des sous-fifres. Il appela le cabinet du Président du Conseil, Edgar Faure. Ce dernier, qui se portait comme un chêne, venait le voir chaque mois de janvier pour se faire examiner le cœur.

On lui répondit que « M. le Président était occupé ». Il gueula :

— Je suis son médecin ! Je dois lui parler à l’instant ! Interloqué et craignant Dieu sait quelle embolie, le fonctionnaire passa la communication.

Edgar Faure était effectivement occupé. Il fut surpris par l’intrusion vocale du professeur Corbet mais intéressé puis passionné par ce qu’il entendait. En cinq minutes, Corbet l’avait mis au courant de l’essentiel, et Edgar Faure lui promettait qu’il allait faire tout le nécessaire pour éclairer ces mystères. Il le rappellerait le lendemain.

À peine le président du Conseil avait-il raccroché que son téléphone bourdonnait de nouveau : le président de la République lui faisait savoir qu’il serait heureux de le recevoir cet après-midi même.

Un garde républicain motocycliste apporta à dix-sept heures rue de Varenne un pli écrit de la main du président Coty, qui priait courtoisement l’éminent professeur de bien vouloir se rendre à l’Élysée le même soir à vingt et une heures. Le président s’excusait du dérangement causé par cette invitation impromptue, mais précisait que l’objet en était important.

Jusqu’alors, Corbet n’avait cru qu’à moitié les affirmations de Frend, rapportées par sa femme, sur la responsabilité du Service secret de la Présidence dans les événements de la veille. Cela tenait par trop du roman-feuilleton. Il n’en avait d’ailleurs pas parlé à Edgar Faure. Mais cette invitation ébranlait ses doutes. À moins que le président ait tout simplement des inquiétudes pour son cœur ? Il espérait revenir avec toutes les explications, mais il prit quand même sa trousse…

Il ne partit qu’après s’être assuré que Jeanne s’était enfermée à clef dans sa chambre. Il lui avait confié son revolver.

Jeanne l’attendit paisiblement. Après l’agonie qu’elle avait traversée lorsqu’elle avait cru à la mort de Roland, tout maintenant lui paraissait simple et magnifique. Roland était vivant ! Où qu’il fût, elle le retrouverait, ils se retrouveraient, il ne pouvait pas en être autrement. Roland était vivant ! Elle respirait avec volupté, elle écoutait battre son cœur, elle écoutait battre la pluie sur le jardin, et murmurer la radio qui, sur la table de chevet, son œil vert allumé, murmurait les nouvelles : le Foreign Office venait de publier un communiqué où il reconnaissait que Burgess, Mac Lean et Ramsay, « passés à l’Est », étaient des agents soviétiques.

Roland était vivant ! Comment avait-elle pu croire qu’il était mort ! C’était absurde, Roland ne pouvait pas mourir, leur amour ne pouvait pas mourir, la mort est noire, nulle. Et leur amour était le soleil, la danse, la joie, la force, et mille couleurs plus chaudes et plus douces que le rouge et le bleu… Roland mon amour, nous allons nous retrouver…

Paul Corbet rentra après moins d’une heure d’absence, décontenancé.

— Il ne m’a rien expliqué… Il m’a demandé d’arrêter mes recherches, de ne pas faire de scandale… Il m’a assuré que personne ne te voulait de mal ! C’est la meilleure !… Il m’a fait jurer le secret sur ce qu’il allait me dire, mais il ne m’a rien dit ! Sauf qu’il s’agissait du bonheur ou du malheur du monde…

— Mais qu’est-ce que je viens faire, moi, dans le malheur du monde ?

— C’est ce que je lui ai demandé… Il s’est levé de son bureau, il a levé les bras au ciel, tu sais comme il est grand, j’ai cru qu’il allait toucher le plafond !… Il avait l’air consterné : « Je ne peux rien vous dire ! Ne me demandez rien ! Ne faites rien ! Ne parlez plus de tout cela à personne ! Je vous donne l’assurance qu’on ne touchera plus à Mme Corbet… »

— Et Roland ! Lui as-tu demandé où est Roland ?

— Même réponse : « Je ne peux rien vous dire, je ne sais rien… » J’ai l’impression qu’il trouve qu’il en sait déjà trop, et qu’il donnerait sa place à l’Élysée pour ne pas savoir ce qu’il sait… Il m’a demandé ma parole de ne pas chercher à en savoir plus long… Au nom de la France et du monde entier… Tu sais comme il a facilement le trémolo… Mais il était visiblement bouleversé.

— Tu lui as promis ?

— Oui… Si c’est une affaire d’État ou pire encore une affaire d’États, au pluriel, il vaut mieux ne pas nous en mêler…

En même temps qu’il répondait, il montrait successivement le plafond, les murs, et ses oreilles, pour faire comprendre à Jeanne qu’il parlait pour les écouteurs invisibles. Elle fit signe qu’elle avait compris.

— D’ailleurs j’ai subordonné ma promesse à l’assurance du président que tu ne risquais plus rien. Je le dis pour ceux qui écoutent… Si on te laisse tranquille, je resterai tranquille, sinon… Sais-tu ce qu’il m’a dit au moment où je le quittais ? Il m’a serré la main pendant trois minutes en me remerciant de me montrer compréhensif, et il a ajouté : « Si toutefois… si les circonstances… si on était obligé de s’en prendre de nouveau à Mme Corbet, je vous en prie, dites-lui bien de ne pas se défendre, et de se laisser faire !… »

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